jeudi 27 mars 2014

Émission du 27 mars 2014 (no.290): Discussion avec Don McKellar

Pour écouter l'émission, cliquer ici:


Je vais vous faire une confidence. 

Je ne me suis que très rarement posé la question à savoir ce qui me définit en tant que canadien. Aucune condescendance, aucun mépris là-dedans. C'est seulement qu'en tant que québécois et montréalais de naissance, j'ai toujours considéré le Canada comme un autre pays, un voisin. Un mystère même. 

Mais justement ce voisin, celui qui me "déteste" et que je ne connais pas, il m'est arrivé à quelques reprises de m'interroger sur sa nature, au-delà des clichés. Si si! Une grande part de ce qui me fait aimer la "canuckitude" aujourd'hui, je le dois au réalisateur-scénariste-acteur Don McKellar. Et je sais que c'est le cas de pas mal de québécois aussi...


En l'espace d'une décennie, je croisais ce visage partout: chez Cronenberg, à la télé dans Twitch City, au scénario de 32 SHORT FILMS ABOUT GLENN GOULD et LE VIOLON ROUGE. Puis vint le choc de son film LAST NIGHT, film relatant les dernières heures d'un apocalypse tout ce qu'il y a de plus torontois où il FAIT TOUT (réalisation, scénario et rôle principal). En découvrant le travail de McKellar, je constatais que l'homme était fort souvent présent d'une manière ou d'une autre dans toutes les sphères de la vie culturelle canadienne.  Il m'a fait m'intéresser au cinéma canadien, il a aiguisé ma curiosité pour les thèmes qui traversent cette cinématographie. Sans m'en rendre compte, je devenais, un peu plus à tous les jours, maudite engeance, un CANADIEN. Et ça ne faisait même pas mal à ma Québécitude. 

Le temps d'une discussion d'une heure et question d'être dans l'air du temps, nous rencontrons l'homme cette semaine (EN GROS ANGLA qui plus est!) Il sera question de crise identitaire sous toutes ses formes, de fin du monde et de José Saramago, de la disparité entre le cinéma torontois et québécois, d'errance et de la dilatation de l'espace comme thème central des films canadiens, de comic-book, de séparatisme et de Geneviève Bujold comme fantasme des jeunes canadiens de jadis 


-Francis Ouellette

lundi 10 mars 2014

Émission du 6 mars 2014 (no.288) : Hommage au cinéaste ALAIN RESNAIS (1922-1914) et son chef d'oeuvre PROVIDENCE (1977).




Pour écouter l'émission cliquer ici
 
Alain Resnais
Alain Resnais a déjà dit « Je crois en la liberté des personnages et je me sens obligé de respecter leur volonté ». Cette phrase qui peut s'appliquer à beaucoup de ses films fait totalement écho à son film Providence. Cette liberté des personnages c'est aussi, et surtout, une liberté de la pensée créative. Avec Providence, Alain Resnais signe un film sur le processus de création (littéraire et, indirectement, cinématographique de par l'écriture de son scénario) et y insuffle une bonne dose d'humour, parfois noir, en démontrant de façon efficace et ludique les transformations de la pensée créatrice et de la part de réel qui envahit la fiction.


Ayant obtenu plusieurs prix (Bodil Awards du Meilleur Film Européen, 7 Prix Césars dont celui du meilleur film, Prix de la critique Française, Décibel d'Or de la meilleure bande-sonore) et reçu essentiellement des critiques élogieuses, il est dommage de constater la difficulté d'accès à un film aussi important. Le film ayant longtemps été hors-circuit des distributions domestiques, on devait espérer des projections pellicule en cinémathèques et cinémas de répertoire. Ce n'est que tout récemment qu'une édition DVD restaurée du film a vu le jour chez Jupiter films (pourquoi une version restaurée HD ne se retrouve pas sur un blu-ray pour en apprécier réellement la qualité? C'est un mystère). Cette édition étant limitée (le dvd vient avec un bout de la pellicule 35mm à l'intérieur), on peut imaginer qu'elle sera vite épuisée.
http://www.jupiter-films.com/film-providence,8.php



Providence est un film sur la création et la désintégration. Sur un créateur aux prises avec sa propre création. Sur Clive (John Gielgud), un vieil écrivain malade, au lit durant une nuit entière à élaborer en songe ce que pourrait être son prochain (et probablement dernier) roman.
Alain Resnais aura dit dans un entretien que son film Providence peut se résumer à une question: Est-ce que nous sommes ce que nous pensons être, ou est-ce que nous devenons ce que les autres font de nous dans leurs jugements?
Alain Resnais et Dirk Bogarde sur le plateau

Le film se sépare facilement en trois parties. On pourrait même dire que sur bien des aspects, le film possède trois niveaux. On peut d'abord voir le film découpé en  trois étapes : la presentation des personages, de leurs liens, de leurs personnalités que Clive, l'auteur, fabule durant une longue nuit cloué au lit, affecté par la maladie et l'alcool. Par les commentaires narratifs que l'écrivain porte sur les images de ses pensées en cours, on comprend que ses personnages fictifs sont en fait des membres de sa famille qu'il juge sévèrement. S'ensuit alors l’étape du "déphasage" dans lequel ces mêmes personages inversent leurs rôles, changent de voix, se surprennent à dire une réplique ou avoir une réaction qu'il ne comprennent pas eux-mêmes. Leurs actes, leurs propos sont alors ceux que produit la peur de vieillir et de mourir. Ils sont ceux de Clive, l'écrivain malade, mourant, incrustant ses peurs et ses remords dans la bouches de ses personnages. Les angoisses de Clive ont donc envahi ses personnages de la même manière que la végétation envahit les murs et décors de son roman en devenir. La troisième et dernière étape du film s'amorce au lendemain matin, suivant la nuit fièvreuse qu'aura vécue Clive, en nous faisant découvrir tous les personnages de son possible roman (ou du moins ceux qui les ont inspirés) dans la réalité, lors d'un déjeuner extérieur. On s'aperçoit alors que ces personnages ne sont pas du tout comme les a imaginés l'écrivain dans son flot de pensées nocturnes. On assiste dans cette dernière partie à des confrontations idéologiques et des propos sur la morale qui se centrent vers la figure maternelle absente. Durant cette nuit de création mentale, Clive était alors dans un processus d'auto-punition et projetait ses remords, ses torts, sur ses personnages, sa famille, en les observant et en les évaluant. Les mêmes thèmes développés durant cette partie nocturne du film sont alors repris sous un nouvel éclairage et les personnages, nous apparaissant véritablement comme ils sont, nous font mieux comprendre cet écrivain, ce qu'il a été et ce qu'il est devenu. Au final, dans un dernier plan magnifique, Clive fera ses adieux à sa famille et se retrouvera seul à trinquer avec lui-même, réconcilié.

Sonia Langham (Ellen Burstyn) dans la maison de Claude (Dirk Bogarde)

On peut donc voir trois niveaux de réalités qui existent en parallèle dans ce film. Celle de Clive, l'écrivain, dans le monde "réel", seul ou avec sa famille. Ensuite, la fiction qu'il élabore dans sa tête au fil de la nuit. Puis les rêves et cauchemars dans lesquels il devient plus spectateur de ses pensées qu'il ne les contrôle.

Alain Resnais aura aussi choisi de faire jouer ses acteurs de trois façons différentes pour chaque scène du film. Une première fois de façon caricaturale, une deuxième fois complètement neutre (degré zéro d'interprétation), puis une troisième fois de façon comique. Jamais il ne dira à ses acteurs laquelle il allait prendre, ne sachant pas encore lui-même. C'est au montage que Resnais décidait de ce qui allait se dégager d'une scène ou d'une autre. Dans quelle zone il voulait aller. Il réussit de cette façon à créer des détraquements de réalités qui amènent ce sentiment de déphasage durant le film.
John Gielgud se fait dirigé par Alain Resnais

Rarement le processus de création aura aussi bien été transposé à l'écran. Alain Resnais a su, avec l'aide de son scénariste, représenter ses moments où le cours d'une pensée se transforme et se laisse envahir par d'autres jusqu'à ce que l'initiateur de cette pensée se laisse mener par celles-ci. Pensons au personnage du joueur de foot qui traverse occasionnellement l'écran en courant, se faisant même questionner par un personnage sur le pourquoi de sa présence récurrente (l'écrivain lui-même qui ne sait plus pourquoi il garde encore ce personnage qui n'est plus qu'une trace d'une autre idée). Ces moments sont forts car très représentatifs aussi du processus par lequel Resnais est passé pour aboutir à ce scénario final. Le scénario initial apporté par David Mercer était plus fortement en réaction au coup d'état chilien. Avec Resnais, il aura travaillé ce scénario à plusieurs reprises en y apportant tous les changements permettant de mener le récit vers où Resnais souhaitait se diriger. Cependant, ils auront laissé des traces de toutes ces idées laissées de côté ou à peine développées se glisser dans le récit, le contaminant. Lui apportant au final un aspect surréaliste-comique. Par exemple, l'idée de départ de faire des parallèles avec les évènements suivant le coup d'état au Chili s'est dissoute jusqu'à ne devenir que des scènes de militaires traversant occasionnellement le décor pour se rendre dans un stade à l'intérieur duquel sont disposés plusieurs cadavres (faisant écho aux nombreuses détentions, tortures et exécutions ayant eu lieu au stade de Santiago). Tout en étant une trace ancienne de l'élaboration de son récit (autant le cinéaste Alain Resnais que l'écrivain Clive), cette scène peut aussi être vue comme un monde dans lequel les vieux n'ont plus leur place et se font exécuter par la jeunesse. Cette peur on la perçoit à plusieurs moments du récit de l'écrivain (le personnage de Kevin (David Warner) qui est jugé au début du film pour avoir tué un viel homme malade, se transformant en loup-garou et lui implorant d'alléger ses souffrances). Le joueur de foot fait aussi partie de ces personnages élaborés plus amplement dans les premiers jets du scénario qui au final se retrouvent à n'être qu'un souvenir qui passe. Resnais aura donc su les utiliser doublement : pour mieux définir ce processus de création mais aussi pour définir les peurs et angoisses du personnage de l'écrivain.


végétation envahissante sur la maison de Claude / La terrasse donne vue sur la mer ou la ville selon les plans

Le directeur artistique et chef décorateur Jacques Saulnier, collaborateur de longue date d'Alain Resnais (L'année dernière à Marienbad, Mon oncle d'Amérique, Smoking, No smoking) a aussi réussi, avec la collaboration de Resnais, à faire des décors évoquant ce processus de création. Resnais demandait à Saulnier de ne pas faire de recherche pour l'élaboration de certains décors qui le demandent habituellement afin de reproduire l'idée du souvenir d'un lieu. Ce cette façon, le décor du tribunal n'est pas celui d'un véritable tribunal mais plutôt l'idée que se fait l'écrivain d'un tribunal en pensant sa scène. De la même manière, la terrasse de la maison de Claude (Dirk Bogarde) donne occasionnellement vue sur la mer ou la ville se lon les plans (et souvenirs). Tout ce qu'on voit à l'écran durant ces évasions sont des germes d'idées qui seront probablement le prochain roman de Clive donc les lieux n'en sont pas encore définis totalement. Jacques Saulnier aura aussi intégré quelques éléments dans ses décors qui, de façon très subtil, font référence à Lovecraft. Comme le mentionne Resnais dans des entretiens, Saulnier est un admirateur de Lovecraft (ainsi que lui-même) et travaillant sur un film intitulé Providence, il ne pouvait faire autrement que glisser ces détails dans la direction artistique. Mais cette végétation tentaculaire qui envahi occasionnellement les décors, la tapisserie, ne fait pas que faire référence au célèbre écrivain ayant vécu (malade) à Providence, elle vient aussi donner une référence visuelle à cette idée de contamination des idées de l'écrivain sur ses personnages, de la contamination de nouvelles idées sur d'anciennes idées. Clive aura passé d'une idéologie communiste "bolchévique" à une idéologie plus bourgeoise durant sa vie. Un autre artiste s'incrustant dans les décors du film est H.R. Giger qui aura prêté ses oeuvres pour décorer les murs de la maison de Claude (Dirk Bogarde). Avec certains décors en trompe-l'oeil (L'Année dernière à Marienbad vient en tête) et des découpages de plans très recherchés (parfois proches de la bande dessinée), le film est aussi un pur plaisir esthétique.


exemple de découpage de plan élaboré et décor en trompe-l'oeil

Ces multiples fonctions aux décors, aux personnages, aux paroles apportent de multiples interprétations et niveaux de lecture au film et en font une oeuvre riche qui mérite plus d'un visionnement. Au final, Providence est l'histoire d'un père qui fait passer en jugement tous les membres de sa famille en imaginant, au travers d'une fiction qu'il élabore, une sorte de complot contre lui-même. Et à la fin du film, l'accusateur se retrouve accusé. Assurément un des meilleurs films d'Alain Resnais, il est intéressant de revoir aujourd'hui ce film sur un créateur approchant de sa fin, refusant de mourir, réévaluant sa vie, et par le fait même dévoilant son processus de création. Alain Resnais s'est toujours dit cinéaste instinctif plus que réfléchi. Avec Providence, il aura instinctivement fait un film de départ anticipé.

-David Fortin