Pour écouter nos 4 émissions sur le cinéma de Ruiz, cliquer ici:
1-"TROIS VIES ET UNE SEULE MORT" (1996) Mastroianni, Carlos Castaneda, Le Tarot , Borges, jeu et regard dans l espace et démantèlement de l'identité.
2-"LES TROIS COURONNES DU MATELOT" (1983) ou le cinéma comme embarcation.
3-"L'OEIL QUI MENT" (1992), un vrai monstre de film et un faux film de monstre
4-SURVOL D'UN MONDE: "L'HYPOTHÈSE DU TABLEAU VOLÉ" (1979), "LE TERRITOIRE" (1981), "ZIG ZAG" (1980) et "LES MYSTÈRES DE LISBONNE" (2010)
Cinéaste prolifique à l’esthétique baroque, vivant au
quotidien avec son imaginaire, puisant allégrement dans ses multiples
références littéraires et théoriques, Raoul Ruiz aura su mélanger adéquatement
les sensations et l’intellect. Jouant beaucoup avec les contradictions (il
tenait toujours deux carnets de notes, un pour le jour et un pour la nuit, afin
de mieux se contredire), il se dit cinéaste chamanique. En ce sens, tel qu’il l’explique dans son ouvrage
« Poétique du cinéma » publié chez Dis-voir en 1995, Ruiz est un
médiateur créant des films ouverts, à plusieurs sens, permettant la rencontre
du spectateur avec l’autre monde. Son cinéma mise donc sur ce qui est
indescriptible par l’usage des mots et vise à une familiarisation d’un langage
des images. Il en résulte alors une expérience poétique comme on en a rarement
vu au cinéma.
Né au Chili en 1941, Raoul Ruiz étudiera en théologie et en
droit avant de se tourner vers le cinéma. Déjà ambitieux dans sa création, il
se lancera en 1956, à l’âge de 15 ans, l’objectif d’écrire 100 pièces de
théâtre dans sa vie. Il aura dépassé ce nombre 6 ans plus tard. Il écrit alors
des feuilletons pour la télévision mexicaine avant de réaliser son premier long
métrage, « Trois tristes tigres », qui décroche le Léopard d'Or au
festival de Locarno en 1969. Il quitte le Chili suite au coup d’État en 1973
pour s’exiler en France. Ruiz fera de son exil le thème nourricier de son
œuvre. Peu après son arrivée en France, l’INA (Institut national de
l’audiovisuel) lui sera d’une aide importante puisqu’il lui permettra de faire
ses premières œuvres en territoire français. Il saura vite se créer une
nouvelle famille en s’entourant de personnes qui l’aideront dans sa création.
Par exemple, Sacha Vierny et Henri Alekan, deux maîtres de la direction
photographique, ont un énorme crédit pour l’image des films de Ruiz, riches en
expérimentations visuelles. Dès lors, Ruiz enchaîne les tournages de façon
boulimique. Ses films étant très souvent des commandes, il aura su à chaque
fois faire passer sa vision.
L’immensité de l’œuvre étant impossible à parcourir en une émission, le 7e Antiquaire s’est donc lancé le défi de faire un mois
complet, à raison de quatre émissions pour 7 films, sur le cinéaste.
Nous tentons donc de faire la cartographie de son univers mental. On
délimite d’abord le territoire, on positionne les films, on définit la carte
par des thèmes, des styles, des langages, puis on se recule pour voir
l’ensemble. On observe alors ce qui ressemble à une mappe qui propose plusieurs
parcours possibles. Celui que nous avons choisi de parcourir nous fait
découvrir (ou redécouvrir) quelques films, en commencant par « Trois vies et une seule mort » (1996). (cliquer ici pour l'écouter)
Première co-scénarisation entre Raoul Ruiz et Pascal
Bonitzer, mettant en vedette l’excellent Marcello Mastroianni dans son
avant-dernier film, le tout narré par Pierre Bellemare, « Trois vies et
une seule mort » est un exemple parfait des labyrinthes narratifs propres
au cinéma de Ruiz dans lesquels il est facile (et même recommandé) de se
perdre. Si une base du récit se trouve dans les lectures du cinéaste des récits
de Nathaniel Hawthorne (qui lui-même puisent dans les faits divers), il n’en
demeure pas moins que la présence mystique de Carlos Castaneda parcours le film
par ses écrits tant sur l’anthropologie que sur le chamanisme. Possiblement une
façon de se détacher de ce dernier, tout en conservant une partie de son
enseignement en l’appliquant à la création du film. La notion du double est
très présente tout au long du film. Notion qui parcourera l’essentiel de sa
filmographie.
Elle se fait d’ailleurs tout aussi présente au prochain
arrêt de notre parcours qui se poursuit en reculant un peu afin de choisir un
autre embranchement, celui des « Trois couronnes du matelot » (1983).
Avec Sasha Vierny à la caméra, Ruiz signe ici un de ses films les plus poussé
dans l’expérimentation visuelle. Il donnera comme références à Vierny pour la
composition d’image des bandes dessinnées de Milton Caniff. Construit comme un
courant d’histoires de marin s’emboîtant l’une à la suite de l’autre (ou l’une
dans l’autre) pour être au final retenu par l’introduction et la conclusion
(l’expression de « film book-end » mentionné par Jean-Michel durant
l’émission fonctionne à merveille), les récits trouvent leurs sources dans une
variété de références littéraires comme Hans Christian Andersen ou Isak Dinesen
pour n’en nommer que quelques-uns. Cependant beaucoup des idées de récits sont
venues des souvenirs d’enfance de Ruiz puisque son père ainsi que son
grand-père étaient tous deux marins. Narrativement construit de façon
labyrinthique, le film est un bon exemple pour comprendre le rapprochement qui
a souvent été fait entre Raoul Ruiz et Jorge Luis Borges. Film d’errance sur un
bateau fantôme, « Les trois couronnes du matelot » reste un des films
emblématiques de son auteur.
Le parcours se poursuit vers un chemin plus ludique cette
fois, à moins que ce ne soit qu’un leurre. « L’œil qui ment »(1992) mélange d’une étrange manière
l’humour loufoque à l’horreur angoissante. Avec une distribution improbable
(Didier Bourdon, John Hurt, David Warner), le film se base sur des théories gnostiques
pour les intégrer aux codes du cinéma fantastique. Aidé du producteur Leonardo
de la Fuente qui vient de produire « La double vie de Véronique » de Krzysztof
Kieslowski, Raoul Ruiz a alors droit à son plus gros budget et peut donc se
permettre une équipe plus importante qu’à l’habitude. Il tourne alors pour la
première fois en 35mm avec la Arriflex 535 et profite des possibilités que lui
offre ce format afin d’exploiter au maximum son talent à organiser les volumes
et l’espace. Ayant en tête les écrits de Tertullien sur la pluralité des âmes,
Ruiz recrée avec ce film une sorte de sainte trinité dans les personnages
d’Anthony, sa femme Ines, et un étrange marquis. Le tout sous l’observation du
docteur interprété par Didier Bourdon qui cherche à rationaliser les nombreux
phénomènes étranges se passant dans ce village utopique dont l’unité de la
nation est déboussollé par des apparitions de saintes vierges. Plus accessible
narrativement que ses films précédents, il reste marqué par les préoccupations
habituelles de son auteur. Ruiz disait dans un entretien donné pendant le
tournage qu’il était en train de faire quelque chose qui n’est pas loin des
Monty Python. Il n’avait pas tort.
Pour le dernier arrêt sur le territoire Ruizien, nous avons
concocté une émission multiple, à l’image de ses films. Tel un potluck
cinématographique, nous avons apporter nos différents films sur la table afin
de conclure en beauté (et en quantité) sur ces caractéristiques qui font le
cinéma de Raoul Ruiz (et aussi parce qu’on est devenu accro au cinéaste et
qu’on avait juste le goût d’en voir encore plein). On débute donc cette ultime
émission du mois Ruiz avec ce qui est assurément un de ses films les plus
importants, « L’Hypothèse du tableau volé » (1979). Un collectionneur
de tableaux nous introduit au travail d’un peintre par l’entremise de l’étude
d’une série de six tableaux (le 7e ayant été volé). Avec les
commentaires d’un narrateur, le collectionneur nous invite à explorer les
éléments reliant chacune des peintures afin de trouver une possible explication
de ce que représente le tableau volé, et le possible message véhiculé par le
peintre. Pouvant sembler rébarbatif au permier abord, ce film à la limite du
film de fiction et du film informatif n’en est pas moins fascinant si on
accepte d’entrer dans cette exploration didactique. Suite à une offre de l’INA
(Institut national de l’audiovisuel) pour réaliser un épisode télévisé d’une
émission sur les philosophes, Ruiz choisi Pierre Klossowski. Après avoir
visionné quelques épisodes de l’émission, il décide d’en conserver le style
narratif bancal tout en transposant plusieurs des écrits de Klossowski dans son
exercice. Utilisant les ressources qu’offrent le cinéma, Ruiz permet
l’exploration des tableaux par une caméra qui se positionne à divers angles
possibles à l’intérieur même des scènes de ces peintures, recréées avec des
acteurs immobiles se positionnant de façon à reproduire l’image des tableaux.
Malgré les apparences, l’occultisme sera au rendez-vous et le film de Ruiz
devient un précurseur de l’hyper-sigil (comme seul Jean-Michel est capable de
l’expliquer admirablement dans l’émission), mais aussi un excellent exemple de
ce que le 7e Antiquaire fait chaque semaine en terme
d’interprétation. Au final, « L’Hypothèse du tableau volé » est une
excellente réflexion théorique sur la nature de la représentation, puis par
extention, sur la représentation au cinéma.
On tourne ensuite à 90 degré vers un film presque inconnu du
réalisateur, Le Territoire (1981). Ruiz décide de tourner rapidement ce film
pour se créer un portfolio à montrer à d’éventuels producteurs américain pour
un projet de film. Avec l’aide d’Henri Alekan à l’image, Ruiz se positionne
dans le film de genre et crée un dérivé du film de survie en forêt tournant
dans l’horreur et le cannibalisme (Roger Corman et ses exigences comme
co-producteur y sont pour quelque chose). Sans être un film majeur dans son
œuvre, son tournage, lui, est fascinant. Tel le concept du territoire mis en
abyme dans le film (la mappe du pays étant à l’intérieur de la mappe de la
province, étant elle-même à l’intérieur de la mappe du parc..), Ruiz tourne le
film pendant q’une équipe de la BBC tourne un documentaire sur son tournage,
cette équipe étant elle-même suivi pour un reportage tv, le tout étant observé
de loin par nul autre que le cinéaste Wim Wenders qui est dans les parages pour
un projet de film dont le sujet se rapproche de cette situation. Malgré les
intentions de départ, le film sera distribué comme un film d’art, Corman le
désapprouvera, puis Ruiz, sans le vouloir, aura réussi à faire dans le
chamanisme cinématographique par son experience borgésienne de tournage.
On bifurque rapidement vers un chemin court mais plutôt
tortueux nous menant à « Zig Zag, le jeu de l’oie » (1980). Projet de
film de 30 minutes commandé par l’INA pour une exposition sur la cartographie
tenue au Centre Pompidou. On reste donc dans le thème, mais cette fois-ci de
façon plus ludique en parcourant les cases d’un jeu de l’oie à l’échelle réelle
du quartier, de la ville, du pays, pour en venir à une échelle cosmique où le
protagoniste, joué par Pascal Bonitzer, se retrouve dans une dimension mentale
qui nous ramène à la case départ. Ruiz s’amuse et on n’hésite pas à jouer le
jeu.
Notre parcours sur ce territoire de moins en moins inconnu
ne se termine pas par la case départ mais plutôt tout prêt de la case finale,
avec un de ses derniers films, le démesuré « Les mystères de Lisbonne » (2010). Film fleuve de près de 4h30 au cinéma ou série de 6
épisodes à la télévision, Ruiz signe ici une œuvre beaucoup plus classique
narrativement et visuellement que ce à quoi notre parcours nous a jusqu’à
présent habitué. Inspiré d'un roman de l'écrivain portugais Camilo Castelo
Branco, les thématiques habituelles chères à Ruiz s’y retrouvent
inévitablement. Tel le personnage du curé qui a eu plusieurs identités durant
sa vie, la notion du double identitaire y trouve sa place. Tout comme la mise
en abyme de la représentation qu’on observe par l’intermédiaire de scène du
théâtre de marionnettes que le personnage de Joao se plait à produire. Plus
romanesque, ce film démontre que Ruiz maitrisait toujours parfaitement son
médium jusqu’à la fin de sa carrière.
Ce parcours labyrinthique n’est qu’un des nombreux chemins
possibles à prendre pour découvrir ce cinéaste fascinant dont la filmographie
si dense (possiblement le cinéaste ayant réalisé le plus grand nombre de film)
n’est presque pas accessible en distribution. Mort en 2011, le cinéaste Raoul
Ruiz laisse derrière lui entre 120 et 150 films (courts, moyens, longs,
télévisuels) selon les diverses sources consultées. Gardons espoir que
plusieurs de ses films perdus se feront retrouver, que plusieurs de ses films
orphelins trouveront distributeurs, afin de découvrir la suite de cette œuvre
monumentale. Nous pourrions ainsi finaliser cette cartographie de l’univers
d’un cinéaste qui savait grapiller, détourner, reprendre tous les textes qui
l’inspiraient afin de se les réapproprier cinématographiquement, tout en
gardant une liberté de création hors du commun.
-DAVID FORTIN