Alain Resnais a déjà dit « Je crois en la
liberté des personnages et je me sens obligé de respecter leur volonté ».
Cette phrase qui peut s'appliquer à beaucoup de ses films fait totalement écho
à son film Providence. Cette liberté des personnages c'est aussi, et surtout,
une liberté de la pensée créative. Avec Providence, Alain Resnais signe un film
sur le processus de création (littéraire et, indirectement, cinématographique
de par l'écriture de son scénario) et y insuffle une bonne dose d'humour,
parfois noir, en démontrant de façon efficace et ludique les transformations de
la pensée créatrice et de la part de réel qui envahit la fiction.
Ayant obtenu
plusieurs prix (Bodil Awards du Meilleur Film Européen, 7 Prix Césars dont
celui du meilleur film, Prix de la critique Française, Décibel d'Or de la
meilleure bande-sonore) et reçu essentiellement des critiques élogieuses, il
est dommage de constater la difficulté d'accès à un film
aussi important. Le film ayant longtemps été hors-circuit des distributions
domestiques, on devait espérer des projections pellicule en cinémathèques et
cinémas de répertoire. Ce n'est que tout récemment qu'une édition DVD restaurée
du film a vu le jour chez Jupiter films (pourquoi une version restaurée HD ne
se retrouve pas sur un blu-ray pour en apprécier réellement la qualité? C'est un mystère).
Cette édition étant limitée (le dvd vient avec un bout de la pellicule 35mm à
l'intérieur), on peut imaginer qu'elle sera vite épuisée.
http://www.jupiter-films.com/film-providence,8.php
Providence est un film sur la création et la désintégration. Sur un créateur aux prises
avec sa propre création. Sur Clive (John Gielgud), un vieil écrivain malade, au
lit durant une nuit entière à élaborer en songe ce que pourrait être son
prochain (et probablement dernier) roman.
Alain Resnais aura
dit dans un entretien que son film Providence peut se résumer à une question:
Est-ce que nous sommes ce que nous pensons être, ou est-ce que nous devenons ce
que les autres font de nous dans leurs jugements?
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Alain Resnais et Dirk Bogarde sur le plateau |
Le film se sépare facilement en trois
parties. On pourrait même dire que sur bien des aspects, le film possède trois
niveaux. On peut d'abord voir le film découpé en trois étapes : la presentation des
personages, de leurs liens, de leurs personnalités que Clive, l'auteur, fabule
durant une longue nuit cloué au lit, affecté par la maladie et l'alcool. Par
les commentaires narratifs que l'écrivain porte sur les images de ses pensées
en cours, on comprend que ses personnages fictifs sont en fait des membres de
sa famille qu'il juge sévèrement. S'ensuit alors l’étape du
"déphasage" dans lequel ces mêmes personages inversent leurs rôles,
changent de voix, se surprennent à dire une réplique ou avoir une réaction
qu'il ne comprennent pas eux-mêmes. Leurs actes, leurs propos sont alors ceux
que produit la peur de vieillir et de mourir. Ils sont ceux de Clive,
l'écrivain malade, mourant, incrustant ses peurs et ses remords dans la bouches
de ses personnages. Les angoisses de Clive ont donc envahi ses personnages de
la même manière que la végétation envahit les murs et décors de son roman en
devenir. La troisième et dernière étape du film s'amorce au lendemain matin,
suivant la nuit fièvreuse qu'aura vécue Clive, en nous faisant découvrir tous
les personnages de son possible roman (ou du moins ceux qui les ont inspirés)
dans la réalité, lors d'un déjeuner extérieur. On s'aperçoit alors que ces
personnages ne sont pas du tout comme les a imaginés l'écrivain dans son flot
de pensées nocturnes. On assiste dans cette dernière partie à des
confrontations idéologiques et des propos sur la morale qui se centrent vers la
figure maternelle absente. Durant cette nuit de création mentale, Clive était
alors dans un processus d'auto-punition et projetait ses remords, ses torts,
sur ses personnages, sa famille, en les observant et en les évaluant. Les mêmes
thèmes développés durant cette partie nocturne du film sont alors repris sous
un nouvel éclairage et les personnages, nous apparaissant véritablement comme
ils sont, nous font mieux comprendre cet écrivain, ce qu'il a été et ce qu'il
est devenu. Au final, dans un dernier plan magnifique, Clive fera ses adieux à
sa famille et se retrouvera seul à trinquer avec lui-même, réconcilié.
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Sonia Langham (Ellen Burstyn) dans la maison de Claude (Dirk Bogarde) |
On peut donc voir
trois niveaux de réalités qui existent en parallèle dans
ce film. Celle de Clive, l'écrivain, dans le monde "réel", seul ou
avec sa famille. Ensuite, la fiction qu'il élabore dans sa tête au fil de la
nuit. Puis les rêves et cauchemars dans lesquels il devient plus spectateur de
ses pensées qu'il ne les contrôle.
Alain Resnais aura
aussi choisi de faire jouer ses acteurs de trois façons différentes pour chaque
scène du film. Une première fois de façon caricaturale, une deuxième fois
complètement neutre (degré zéro d'interprétation), puis une troisième fois de
façon comique. Jamais il ne dira à ses acteurs laquelle il allait prendre, ne
sachant pas encore lui-même. C'est au montage que Resnais décidait de ce qui
allait se dégager d'une scène ou d'une autre. Dans quelle zone il voulait
aller. Il réussit de cette façon à créer des détraquements de réalités qui
amènent ce sentiment de déphasage durant le film.
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John Gielgud se fait dirigé par Alain Resnais |
Rarement le processus de création aura aussi
bien été transposé à l'écran. Alain Resnais a su, avec l'aide de son
scénariste, représenter ses moments où le cours d'une pensée se transforme et
se laisse envahir par d'autres jusqu'à ce que l'initiateur de cette pensée se
laisse mener par celles-ci. Pensons au personnage du joueur de foot qui
traverse occasionnellement l'écran en courant, se faisant même questionner par
un personnage sur le pourquoi de sa présence récurrente (l'écrivain lui-même
qui ne sait plus pourquoi il garde encore ce personnage qui n'est plus qu'une
trace d'une autre idée). Ces moments sont forts car très représentatifs aussi
du processus par lequel Resnais est passé pour aboutir à ce scénario final. Le
scénario initial apporté par David Mercer était plus fortement en réaction au
coup d'état chilien. Avec Resnais, il aura travaillé ce scénario à plusieurs
reprises en y apportant tous les changements permettant de mener le récit vers
où Resnais souhaitait se diriger. Cependant, ils auront laissé des traces de
toutes ces idées laissées de côté ou à peine développées se glisser dans le
récit, le contaminant. Lui apportant au final un aspect surréaliste-comique.
Par exemple, l'idée de départ de faire des parallèles avec les évènements
suivant le coup d'état au Chili s'est dissoute jusqu'à ne devenir que des
scènes de militaires traversant occasionnellement le décor pour se rendre dans
un stade à l'intérieur duquel sont disposés plusieurs cadavres (faisant écho
aux nombreuses détentions, tortures et exécutions ayant eu lieu au stade de
Santiago). Tout en étant une trace ancienne de l'élaboration de son récit
(autant le cinéaste Alain Resnais que l'écrivain Clive), cette scène peut aussi
être vue comme un monde dans lequel les vieux n'ont plus leur place et se font
exécuter par la jeunesse. Cette peur on la perçoit à plusieurs moments du récit
de l'écrivain (le personnage de Kevin (David Warner) qui est jugé au début du
film pour avoir tué un viel homme malade, se transformant en loup-garou et lui
implorant d'alléger ses souffrances). Le joueur de foot fait aussi partie de
ces personnages élaborés plus amplement dans les premiers jets du scénario qui
au final se retrouvent à n'être qu'un souvenir qui passe. Resnais aura donc su
les utiliser doublement : pour mieux définir ce processus de création mais
aussi pour définir les peurs et angoisses du personnage de l'écrivain.
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végétation envahissante sur la maison de Claude / La terrasse donne vue sur la mer ou la ville selon les plans |
Le directeur artistique et chef décorateur
Jacques Saulnier, collaborateur de longue date d'Alain Resnais (L'année
dernière à Marienbad, Mon oncle d'Amérique, Smoking, No smoking) a aussi
réussi, avec la collaboration de Resnais, à faire des décors évoquant ce
processus de création. Resnais demandait à Saulnier de ne pas faire de
recherche pour l'élaboration de certains décors qui le demandent habituellement
afin de reproduire l'idée du souvenir d'un lieu. Ce cette façon, le décor du
tribunal n'est pas celui d'un véritable tribunal mais plutôt l'idée que se fait
l'écrivain d'un tribunal en pensant sa scène. De la même manière, la terrasse de la maison de Claude (Dirk Bogarde) donne occasionnellement vue sur la mer ou la ville se lon les plans (et souvenirs). Tout ce qu'on voit à l'écran
durant ces évasions sont des germes d'idées qui seront probablement le prochain
roman de Clive donc les lieux n'en sont pas encore définis totalement. Jacques
Saulnier aura aussi intégré quelques éléments dans ses décors qui, de façon
très subtil, font référence à Lovecraft. Comme le mentionne Resnais dans des
entretiens, Saulnier est un admirateur de Lovecraft (ainsi que lui-même) et
travaillant sur un film intitulé Providence, il ne pouvait faire autrement que
glisser ces détails dans la direction artistique. Mais cette végétation
tentaculaire qui envahi occasionnellement les décors, la tapisserie, ne fait
pas que faire référence au célèbre écrivain ayant vécu (malade) à Providence,
elle vient aussi donner une référence visuelle à cette idée de contamination
des idées de l'écrivain sur ses personnages, de la contamination de nouvelles
idées sur d'anciennes idées. Clive aura passé d'une idéologie communiste
"bolchévique" à une idéologie plus bourgeoise durant sa vie. Un autre
artiste s'incrustant dans les décors du film est H.R. Giger qui aura prêté ses
oeuvres pour décorer les murs de la maison de Claude (Dirk Bogarde). Avec
certains décors en trompe-l'oeil (L'Année dernière à Marienbad vient en tête)
et des découpages de plans très recherchés (parfois proches de la bande
dessinée), le film est aussi un pur plaisir esthétique.
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exemple de découpage de plan élaboré et décor en trompe-l'oeil |
Ces multiples fonctions aux décors, aux
personnages, aux paroles apportent de multiples interprétations et niveaux de
lecture au film et en font une oeuvre riche qui mérite plus d'un visionnement.
Au final, Providence est l'histoire d'un père qui fait passer en jugement tous
les membres de sa famille en imaginant, au travers d'une fiction qu'il élabore,
une sorte de complot contre lui-même. Et à la fin du film, l'accusateur se
retrouve accusé. Assurément un des meilleurs films d'Alain Resnais, il est intéressant de revoir aujourd'hui ce film sur un créateur approchant de sa fin, refusant de
mourir, réévaluant sa vie, et par le fait même dévoilant son processus de
création. Alain Resnais s'est toujours dit cinéaste instinctif plus que
réfléchi. Avec Providence, il aura instinctivement fait un film de départ
anticipé.
-David Fortin